Roman inachevé comportant 16 fragments qui sont autant de scénettes où Richarme décrit avec une verve savoureuse ses rencontres, son travail, et le microcosme artistique montpellierain et sétois.
Notre Livre, fragment 8
Nous approchions de Sète en fête. Toute la cité était mouchetée de drapeaux. La foule endimanchée se massait tout le long du grand canal. Nous nous glissâmes dans la tribune. C’était un papillotement aveuglant de couleurs et de taches lumineuses. C’était un trépignement général, une gesticulation martelée des cris et de vociférations. C’était le maire bardé d’une écharpe tricolore, le préfet président des jeux, l’attente du ministre Mr. Jules Moch. Tout bougeait : les barques glissant à la dérive, les bras levés vociféraient un rappel à l’ordre, le banderoles agitées dans la brise marine, le vieux pêcheur hâlé, grand commissaire des jeux, tout habillé de blanc, coiffé d’un canotier de paille avec de liserés et des rubans rouge carminé, armé d’un drapeau et gesticulant au bas de la tribune…tout remuait et la fumée des pétards et l’eau fulgurante où croisaient les reflets d’une foule de points sombres accrochés comme des graines sur l’autre rive toute pareille à une vigne aux grappes noires. Une voix innombrable sifflait, hurlait, acclamait. De cet accompagnement brutal fusait un air mièvre de fifre et de tambourin ; une musique sautillante et nasillarde produisant une sorte d’agacement comme l’acide d’un jus de citron. Les cuivres recouvraient toutes leurs clameurs de leurs fracas plus nourris. La blancheur des jouteurs en tenue d’apparat dominait toutes les lumières.
Chaque tintaine peinte en bleu ou ocre rouge, montée de dix rameurs, de deux musiciens, de quelques jouteurs assis sur les bigues, et du héros armé du bouclier et de la lance s’avançait majestueusement. Haut perché, dominant la foule et le canal, légèrement balancé par la cadence des rameurs, le jouteur, en lice, saluait son adversaire. Le corps cambré, la lance levée, le bouclier tendu horizontalement dans un geste large qui embrasse toute l’assemblée…tel est ce salut grandiose. Puis les lutteurs s’arqueboutent. Ils attendent, en position, l’instant précis ou les barques s’entrecroisant à une distance déterminée, ils pourront s’affronter mutuellement. Le silence règne. Les tintaines se croisent. Les héros attaquent, résistent et brutalement ils chancellent. L’espace d’un éclair et l’un d’eux tombe à l’eau dans un jaillissement d’applaudissements, de lueurs et de bruit. Les cris, reproches ou bravos durèrent ainsi des heures et des heures jusqu’au classement définitif de tous les concurrents.
J’avais pris mon carnet de croquis. A peine esquissé le geste du jouteur s’évanouissait. La difficulté était grande. J’établis une série des mutations partielles indiquant les différentes phases du mouvement. Puis recherchant plus de précision, j’inscrivais le mouvement à son point de départ et je reposais le crayon jusqu’à la fin du match. Au second tournoi, quand avec la même tension des muscles, le lutteur se retrouvait dans la position observée, je complétais d’un trait hâtif la suite du mouvement. J’observais ainsi durant des heures entières. J’usais mes forces à surprendre l’inclinaison expressive d’une ligne en appliquant très modestement la notation décomposée réalisée dans la technique des films de dessins animés.